Dimitris Exarchos
Un crible est une généralisation abstraite du concept d’échelle. Selon les propres termes de Xenakis, un crible est « tout ensemble bien ordonné qui peut se représenter sous forme de points sur une droite, à condition de se donner un point-repère comme origine et une longueur u comme unité » (1994, 76). En tant que construction abstraite, un crible représente une classe d’échelles ; c’est-à-dire qu’un crible comprend toutes les transformations possibles appliquées à une échelle qui ne changent pas sa structure intervallique interne (la séquence d’intervalles entre ses éléments successifs). Ces transformations comprennent la transposition cyclique (un décalage qui fait commencer la structure intervallique à un intervalle différent) et l’inversion (où la structure intervallique est inversée). Par exemple, les modes des touches blanches du piano sont tous des transpositions cycliques d’un seul crible (voir Xenakis 1992, 268).
Xenakis a conçu pour la première fois la théorie des cribles (basée sur des théories mathématiques apparentées) en 1963-64, lors d’une résidence à Berlin, grâce à une bourse accordée par la Fondation Ford et le Sénat de Berlin-Ouest (Xenakis 1992, 371 ; voir aussi Théorie des groupes). La première publication sur la théorie des cribles se trouve dans l’article de Xenakis “La voie de la recherche et de la question” de fin 1965 (repris dans Xenakis 1994, 67-74). La première référence détaillée a été publiée en 1967 dans “Vers un métamusique” (repris dans Xenakis 1992, 180-200) dont le manuscrit remonte également à la fin de 1965 (voir Solomos 2001, 233). Cette publication a été suivie par la publication définitive de “Sieves” en 1990 (repris dans Xenakis 1992, 268-88).
Les crible ont été appliqués de deux manières distinctes par Xenakis, au cours de sa période centrale et de sa dernière période (voir Exarchos 2019). La première concerne les œuvres du milieu des années soixante, comme Akrata (1964-65) et Nomos Alpha (1965-66). Au cours de cette période, les cribles de Xenakis ont pris la forme soit d’échelles de hauteurs (fréquemment basées sur des quarts de ton), soit de séquences rythmiques, dans des œuvres telles que Persephassa (1969). À l’époque, Xenakis appliquait la théorie des cribles à l’aide de formules mathématiques et de calculs manuels, afin de produire des échelles et leurs transformations (metabolae, selon le terme de Xenakis), qu’il représentait comme des points sur une ligne droite, à l’aide de papier millimétré. Dans sa dernière période, Xenakis a appliqué les cribles “d’une nouvelle manière” (1977), à partir de Jonchaies (1977), Aïs (1980) et Nekuïa (1981), et jusqu’aux œuvres du début des années 1990. Au cours de cette période, il compose invariablement des cribles sous forme d’échelles de hauteurs (basées exclusivement sur des demi-tons), peut-être à l’aide d’un ordinateur et sans le niveau de rigueur mathématique de la période intermédiaire précédente. Tous les cribles de la dernière période présentent des caractéristiques similaires en ce qui concerne l’étendue et la taille moyenne des intervalles (voir Exarchos 2008). Les publications susmentionnées des années 1960 correspondent à la période centrale, tandis que la plus récente (“Sieves” de 1990), qui comprenait également deux programmes informatiques pour la construction et l’analyse des crible, correspond à la dernière période.
L’aspect le plus caractéristique de la période centrale en ce qui concerne l’application des crible est la double découverte par Xenakis de la décomposition et de la commutativité. La décomposition désigne le processus par lequel un élément est décomposé en ses parties constitutives. Étant donnée une loi de composition, les composants élémentaires peuvent être combinés pour former une entité composite (tout comme les atomes forment une molécule). Les composants élémentaires sont ceux qui ne peuvent pas être décomposés en entités plus petites. Un processus courant en arithmétique est la factorisation : la division d’un nombre en nombres plus petits dont le produit donne l’original. Les nombres qui ne peuvent pas être divisés exactement par un autre nombre sont appelés nombres premiers et constituent les éléments de base de tous les autres nombres. La commutativité est également courante en arithmétique : lors de l’addition ou de la multiplication de nombres, l’ordre de leur apparition ne compte pas. Ces deux propriétés sont supposées être valables lorsque l’on note et analyse mathématiquement un crible (notez qu’en raison de la commutativité, les crible sont des structures en dehors du temps). Ce qui sous-tend l’application de ce qui précède est la remarque de Xenakis sur la neutralité du tempérament égal, qui implique que les intervalles musicaux sont construits par addition (sur la base d’une “distance unitaire”), plutôt que par proportion de longueurs.
La gamme chromatique tempérée correspond en musique à l’invention des nombres naturels des mathématiques et c’est elle qui permet la généralisation et l’abstraction les plus fécondes. Sans être conscient de sa valeur théorique universelle, J-S. Bach avec son Clavier bien tempéré montrait déjà la neutralité de cette gamme. […] Aujourd’hui, on peut affirmer qu’avec les vingt-cinq siècles d’évolution musicale, on aboutit à une formulation universelle en ce qui concerne la perception des hauteurs, qui est la suivante :
L’ensemble des intervalles mélodiques est muni d’une structure de groupe dont la loi de composition est l’addition.
Xenakis 1994, 69
Au cours de la période centrale de l’application des cribles, Xenakis a utilisé les opérations de la théorie des ensembles, qu’il avait à l’origine utilisées dans l’œuvre pour piano Herma (1961). La musique symbolique (terme de Xenakis) de Herma déploie un processus logique prédéterminé de combinaison de trois ensembles de hauteurs, A, B et C, par le biais des opérations logiques d’union (+), signifiant “soit/ou”, d’intersection (*), signifiant “à la fois/et”, et de négation (–) (voir Xenakis 1963, 206 & 1992, 170-77). Pour la composition d’Akrata trois ans plus tard, Xenakis a remplacé les ensembles par des classes résiduelles (CR) : il s’agit de séries de multiples d’une unité, générées par des nombres équivalents en vertu d’une relation modulo. Deux nombres sont dits congruents modulo M s’ils donnent le même résidu (reste) lorsqu’ils sont divisés par M. Par exemple, 4, 7 et 10 donnent tous le résidu 1 lorsqu’ils sont divisés par 3. Cette relation est symbolisée par “≡” :
1 ≡ 4(mod3) ≡ 7(mod3) ≡ 10(mod3)
Chaque CR est notée par une paire MI qui indique un module M (un nombre naturel) et un résidu I (un nombre plus petit que M). La CR ci-dessus est notée 31. Une seule CR est le crible le plus élémentaire. Si le do du milieu est fixé à 0 et que l’unité est le demi-ton, l’exemple ci-dessus produit les hauteurs suivantes :
31 = 1 4 7 10 … = C# E G B♭…
L’objectif du travail avec les CR est double : soit construire des échelles en combinant les CR avec les opérations logiques susmentionnées ; soit analyser une échelle donnée en décomposant son module global en CR (par exemple, l’octave en une tierce majeure et une tierce mineure, comme 12 = 4 x 3). Comme l’a montré Schaub 2005, Akrata utilise des échelles produites par des RC de modules A = 2, B = 3 et C = 5. Nomos Alpha et Persephassa, composées dans les années suivantes, sont d’autres œuvres notables utilisant des cribles au cours de cette période. Dans Nomos Alpha, plusieurs échelles de hauteur en quarts de ton ont été produites par un mécanisme complexe de transformations de crible (metabolae), avec la “formule de départ” suivante :
qui produit l’échelle de l’exemple ci-dessous.
Persephassa, une œuvre pour percussion à hauteurs non-déterminées, comprend des séquences rythmiques basées sur les transformations d’un crible d’un module (période) de 60 doubles croches (voir Gibson 2011, 103-14).
Pour la construction des crible dans la période centrale, Xenakis s’est appuyé sur la décomposition du module global ; dans sa dernière période, il a cependant abandonné cette approche. En fait, les échelles de hauteur de la musique tardive sont d’un type différent, et l’analyse en termes de décomposition tend à ne pas s’y appliquer, car il n’y a pas de période globale claire à décomposer. La dernière œuvre à utiliser un crible avec une période claire est Mists (1981, pour piano), dont la structure repose toutefois sur des transpositions cycliques, et non sur la décomposition (voir Squibbs 1996, 180-202 & Exarchos 2008, 144-48). Les œuvres suivantes utilisent un autre type de crible, lui-même composé d’une classe d’échelles de hauteurs d’un caractère particulier.
Dans Jonchaies (1977) et d’autres œuvres des deux années suivantes, Xenakis a utilisé une échelle composée d’intervalles entre une 2de mineure et une 3ce majeure ; sa période est une octave et une 4te juste, qui est un nombre premier (17 demi-tons) et ne peut donc pas être décomposée (voir Exarchos 2008, 142-44). Cette échelle caractéristique lui a été en partie inspirée par son “étude de la musique javanaise, et de la gamme appelée pelog en particulier, qui est basée sur un emboîtement très puissant de deux quartes” (Varga 1996, 144). L’analyse de la périodicité dans de tels cribles ne peut s’appliquer qu’à la structure interne du crible (voir Exarchos 2008, 101-76). Il existe une quarantaine d’œuvres qui utilisent une centaine d’échelles de hauteur, qui présentent toutes (à quelques exceptions près) le même profil général, basé sur les caractéristiques particulières suivantes :
- il n’y a pas de motifs répétitifs ni de périodicité perceptible
- la grandeur des intervalles consécutifs va de la 2de mineure à la 3ce majeure, sans utilisation de quarts de ton
- la plus longue suite de demi-tons dans la structure intervallaire est de deux
- la densité du crible, définie comme le rapport de son étendue sur le nombre de ses hauteurs, est d’environ 0,5
- enfin, en raison de ce qui précède, le complément de l’échelle gamme conserve les mêmes caractéristiques
Nous pouvons appeler la classe des échelles ci-dessus collectivement le crible xénakien.
Dans cette approche, Xenakis cherchait un moyen de produire des timbres plutôt que des motifs mélodiques (voir Exarchos 2007). Comme il l’a dit,
La structure de l’échelle mélodique est très importante […]. Si l’on prend un ambitus donné, et si la structure de l’échelle est suffisamment riche, on peut y rester sans avoir recours à des motifs mélodiques – l’échange des sons eux-mêmes dans un mouvement rythmique assez libre produit un flux mélodique qui n’est ni un accord, ni un motif mélodique. […] Ils donnent une sorte de timbre global dans un domaine particulier.
Varga 1996, 145
On y parvient parfois grâce à des techniques telles que l’hétérophonie (“réverbération artificielle” – Xenakis 1977, ou “halo sonore” – Solomos 1996, 84), les clusters-cribles, les automates cellulaires, etc. Comme le dit Hoffman, “c’est comme si une collection de carillons accordés [était] sonnée par un mécanisme complexe” (2002, 126). Quelques exemples du crible xénakien ont été utilisés dans plus d’une œuvre, ce qui donne un fort sentiment de continuité entre elles. L’un d’entre eux, le crible de Nekuïa (1981), a été utilisé dans plus de quinze œuvres au cours des six années suivantes (voir Exarchos 2008, 151-62).
À la fin de cette période, les crible étaient probablement produits par des processus algorithmiques informatisés. En outre, il est probable que Xenakis se soit inspiré d’un modèle mathématique de crible aléatoire (lui-même basé sur le crible mathématique des nombres premiers, également connu sous le nom de crible d’Eratosthène – voir Hawkins 1958). Cette hypothèse correspond aux caractéristiques du profil du crible susmentionné, en ce qui concerne son intervalle moyen attendu (2de majeure) et son intervalle plus grand attendu (4te juste). Bien qu’à première vue, il puisse sembler que Xenakis ait abandonné le haut degré de formalisation mathématique de la première phase, la nouvelle sophistication informatique disponible au cours de la dernière phase lui a permis de faire progresser ses premières conceptions théoriques.
Références
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Exarchos, Dimitris. 2008. “Iannis Xenakis and Sieve Theory: An Analysis of the Late Music (1984-1993).” PhD diss. Goldsmiths, University of London.
Exarchos, Dimitris. 2019. “The Berlin Sketches and Xenakis’s Middle Period Style.” In Exploring Xenakis: Performance, Practice, Philosophy, edited by Alfia Nakipbekova, 21–36. Wilmington, Delaware: Vernon Press.
Gibson, Benoît. 2003. “Théorie et pratique dans la musique de Iannis Xenakis : À propos du montage.” PhD diss., École des hautes études en sciences sociales.
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Solomos, Makis. 2004. Iannis Xenakis. Revised edition. Mercuès: P.O. Editions. https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01202402/document.
Squibbs, Ron. 1996. “An Analytical Approach to the Music of Iannis Xenakis: Studies of Recent Works.” PhD diss. Yale University.
Xenakis, Iannis. 1965. “La voie de la recherche et de la question.” Preuves 177, 33-36.
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Xenakis, Iannis. 1977. Jonchaies. Paris: Éditions Salabert.
Xenakis, Iannis. 1994. Kéleütha (Ecrits). Paris: L’Arche.
Xenakis, Iannis. 1990. “Sieves.” Perspectives of New Music 28 (1), 58-78.
Xenakis, Iannis. 1992. Formalized Music: Thought and Mathematics in Composition. Rev. ed. Stuyvesant, NY: Pendragon.
Citer cet article
EXARCHOS, Dimitris. 2023. “Sieve Theory.” In A Xenakis Dictionary, edited by Dimitris Exarchos. Association Les Amis de Xenakis. https://www.iannis-xenakis.org/en/sieve-theory