Makis Solomos
Dans ses implémentations compositionnelles de modèles théoriques, Xenakis introduit de nombreux « décalages » en « intervenant » constamment. Tous les spécialistes de sa musique, lorsqu’ils comparent les modèles théoriques aux partitions, ont noté de nombreux « écarts » entre les données prescrites par les premiers et les données que l’on trouve dans les secondes. En d’autres termes, les implémentations ne sont pas mécaniques, elles sont médiées à travers des interventions manuelles. Parfois, ces interventions n’affectent pas seulement les implémentations musicales du système formel (théorique), mais aussi sa construction.
Dans les années 1960, tentant sans doute de légitimer l’introduction de l’ordinateur, Henri Barraud (1968, 195) – l’un des tous premiers commentateurs à avoir constaté que Xenakis transformait le résultat des calculs –, notait, en référence aux œuvres issues du programme informatique ST : Xenakis « retient ce qu’il faut retenir, retouche ce qu’il estime devoir retoucher, greffant son propre choix (où son goût et sa sensibilité peuvent intervenir) sur le choix de la machine […] On peut conclure de là que la personnalité du musicien garde dans cette méthode de travail toute possibilité de se faire jour ». Cependant, affirmer cela, c’est risquer de tomber sous le feu de la critique de Pierre Boulez (1989, 378) qui – sans citer explicitement Xenakis – estime que « corriger » le système revient à le considérer « comme une aide, une béquille, un excitant pour l’imagination qui, sans lui, ne serait pas arrivée à concevoir réellement un monde rêvé : je choisis, donc je suis ; je n’ai inventé le système que pour me fournir un certain type de matériau, à moi d’éliminer ou de gauchir ensuite, en fonction de ce que je juge bon, beau, nécessaire ».
L’une des sources des écarts montre bien qu’il ne s’agit pas nécessairement de faire des « choix » : les erreurs. Dans les pièces formalisées, ces dernières sont nombreuses et peuvent s’expliquer au moins de deux manières (outre les erreurs dues à la recopie) : erreurs dans les calculs ; erreurs dans la transcription musicale, c’est-à-dire dans le passage d’un système de représentation à un autre, par exemple du papier millimétré au système solfégique. Une autre source importante des écarts est la nécessité d’adapter les calculs à une situation musicale, au matériau ou aux possibilités de jeu d’un instrumentiste. Une dernière source se trouve, quant à elle, dans les choix conscients et dans les préférences dont il était question. Dans la pratique, il est souvent difficile de distinguer entre ces multiples sources. Xenakis lui-même s’est rarement exprimé sur la question, mais nous avons ce témoignage recueilli oralement par Jan Vriend (1981, 44) à propos de Nomos alpha :
« a) dans le feu de l’action, mon crayon peut déraper, et je le découvre trop tard, après publication ; b) parfois, je change des détails car ils m’apparaissent plus intéressants pour l’oreille et c) je commets des erreurs théoriques qui entraînent des erreurs dans les détails. J’ai fait tout mon possible pour être conséquent dans ce que j’écrits, mais je ne réussis pas toujours entièrement […]. Je crois, cependant, qu’une exactitude biunivoque réalisation-théorie peut être, parfois, non-absolue ».
Pour étudier ces écarts, est devenue justement emblématiques l’analyse, par plusieurs générations de spécialistes de Xenakis, de Nomos alpha, l’une des œuvres les plus formalisées : cf. Vandenbogaerde 1968, Delio 1980, Vriend 1982, Solomos 1993 et 1997, Schaub 2014. Ma propre analyse détaillée montre que si, parfois, le taux d’écarts est énorme (c’est le cas pour le premier crible de la pièce, du fait d’une erreur importante dans sa construction théorique), le taux global pour tous les paramètres formalisés et sur toute la pièce est de 18.5%.
Ce chiffre montre que les écarts sont importants sans toutefois que les systèmes théoriques soient « dynamités ». C’est pourquoi, dans la pensée de Xenakis, l’implémentation concrète des systèmes théoriques est un moment important – un moment autonome, pourrions-nous dire – du processus compositionnel. La démarche de Xenakis se démarque ainsi de celle algorithmique – c’est une différence importante entre Xenakis et Pierre Barbaud, un autre pionnier de l’utilisation de l’ordinateur dans la composition. Des compositeurs postérieurs à Xenakis, qui ont aussi traité de la question de la formalisation, et qui sont en accord avec Xenakis en estimant que celle-ci ne doit pas être appliquée mécaniquement, ont théorisé la notion d’« intervention manuelle ». Dans un article important sur la formalisation, Horacio Vaggione (1996, 74) écrit : « Au contraire de la modélisation scientifique, qui tend, du moins idéalement, à une équivalence entre processus et résultat, tout se passe comme si, pour la musique, la rigueur du processus d’engendrement ne saurait nullement garantir la cohérence musicale de l’œuvre ». C’est pourquoi Vaggione en appelle à l’interaction entre le « formel » et l’« informel », ce qui n’est pas sans évoquer l’article de 1961 « Vers une musique informelle », qui critiquait les compositeurs sériels des années 19560, lesquels tendaient vers des calculs automatiques.
Pour caractériser ces interventions manuelles, je propose d’utiliser le terme français de bricolage – impossible à traduire en anglais, sinon par l’expression do-it-yourself, mais qui n’a pas le même sens –, tel que le développe Claude Lévi-Strauss dans La pensée sauvage. Comme on le sait, Lévi-Strauss distingue la pensée magique de la pensée scientifique non pas comme deux stades de l’évolution, mais comme « deux modes de connaissance » parallèles (Lévi-Strauss 1962, 21). La preuve, nous dit-il, est qu’« une forme d’activité subsiste parmi nous qui, sur le plan technique, permet assez bien de concevoir ce que, sur le plan de la spéculation, put être une science que nous préférons appeler “première” plutôt que primitive : c’est celle communément désignée par le terme de bricolage » (ibid., 26). Ce qui est particulier au bricolage et l’oppose à la pensée rationnelle, c’est la nature de ses outils et la manière avec laquelle ils fonctionnent : « Le bricoleur est apte à exécuter un grand nombre de tâches diversifiées ; mais, à la différence de l’ingénieur, il ne subordonne pas chacune d’elles à l’obtention de matières premières et d’outils conçus et procurés à la mesure de son projet : son univers instrumental est clos et la règle de son jeu est de toujours s’arranger avec les “moyens du bord”, c’est-à-dire un ensemble à chaque instant fini d’outils et de matériaux, hétéroclites au surplus » (ibid., 31).
Les deux caractéristiques ici décrites s’appliquent particulièrement bien au bricolage xenakien. D’une part, les outils sont « hétéroclites » : cela se vérifie lorsqu’on examine la manière avec laquelle Xenakis construit un système théorique donné. D’autre part, l’ensemble des outils du bricoleur est clos. Ceci n’est pas exact si nous pensons à l’ensemble des systèmes théoriques utilisés par Xenakis – il a toujours cherché à élargir son univers, recherchant de nouvelles théories. Mais cela l’est si nous nous limitons à un système formel particulier ; si, pendant son implémentation musicale, il réalise que cela ne fonctionne pas comme il le souhaite, il ne recherche pas un autre instrument, plus adapté ou encore une correction du système : il travaille avec les « moyens du bord ».
En raison de ces deux caractéristiques, avec le bricolage, nous dit Lévi-Strauss, le « résultat […] sera toujours un compromis entre la structure de l’ensemble instrumental et celle du projet. Une fois réalisé, celui-ci sera donc inévitablement décalé par rapport à l’intention initiale (d’ailleurs, simple schème), effet que les surréalistes ont nommé avec bonheur “hasard objectif” (ibid., 35). Ceci est tout à fait exact avec les interventions manuelles de Xenakis. Du fait des écarts qu’elles introduisent, les implémentations d’un système théorique font que l’œuvre résultante n’est pas une illustration de ce dernier : Nomos alpha n’est pas l’illustration de la théorie des groupes, ni Herma de la logique symbolique, ni Horos des automates cellulaires et ainsi de suite. Théorie et pratique sont deux étapes complémentaires, mais indépendantes : l’œuvre musicale est autonome.
Références
Adorno, Theodor W. 1961. “Vers une musique informelle.” InAdorno, Theodor W. 1998. Quasi una fantasia. Essays on Modern Music, translated by Rodney Livingstone. New York: Verso.
Barraud Henri. 1968. Pour comprendre les musiques d’aujourd’hui. Paris: Seuil.
Boulez, Pierre. 1989. Jalons. Pour une décennie. Paris: Christian Bourgois.
DeLio Thomas. 1980. “I. Xenakis’ Nomos Alpha. The Dialectic of Structure and Materials.” Journal of Music Theory 24 (1): 63-86.
Lévi-Strauss, Claude. 1966. The Savage Mind. London: Weidenfeld and Nicolson.
Schaub Stéphan. 2014. Formalisation mathématique, univers compositionnels et interprétation analytique chez Milton Babbitt et Iannis Xenakis. Étude autour de Semi-Simple Variations (1956) pour piano de Milton Babbitt et de Nomos alpha (1965-66) pour violoncelle de Iannis Xenakis. PhD diss., University Paris 4.
Solomos Makis. 1993. À propos des premières œuvres (1953-69) de I. Xenakis. Pour une approche historique de l’émergence du phénomène du son, PhD diss., University Paris 4.
Solomos Makis. 1997. “Esquisses pré-compositionnelles et œuvre: les cribles de Nomos alpha (Xenakis.). Les Cahiers du CIREM 40-41: 141-155.
Vaggione, Horacio. 1996. “Analysis and the Singularity of Music: the Locus of an Intersection.” Analyse en Musique Électroacoustique, Actes de l’Académie Internationale de musique électroacoustique, vol. II, 268-274. Bourges: Éditions Mnémosyne.
Vandenbogaerde, Fernand. 1968. “Analyse de Nomos alpha”. Mathématiques et Sciences Humaines 24: p. 35-50.
Vriend, Jan. 1981. “Nomos alpha, Analysis and Comments”. Interface 10: 15-82.
Comment citer :
SOLOMOS, Makis. 2023. “Bricolage.” In A Xenakis Dictionary, edited by Dimitris Exarchos. https://www.iannis-xenakis.org/en/bricolage