Pierre Carré
Xenakis a regroupé sous le terme polytopes un ensemble de différents spectacles ayant pour point commun de mêler musique, lumière et architecture dans une expérience sensorielle totale : les Polytopes de Montréal, Persepolis, Cluny, Mycènes, et le Diatope. Bien qu’ils partagent le même nom, ces spectacles produced between 1967 à 1978 prennent des formes très différentes selon le lieu et le dispositif mis en œuvre, tout en partageant un imaginaire commun qui synthétise l’univers artistique de leur concepteur. Les Polytopes sont en effet l’expression d’un projet esthétique sous-jacent réalisé par l’artiste en fonction des moyens spécifiques à sa disposition, et en cela sont des œuvres par essence contextuelles et propres aux lieux et aux conditions matérielles qui les ont rendues possibles. Les différents spectacles peuvent donc se concevoir comme les incarnations particulières d’une utopie artistique.
Comme Xenakis aime souvent le faire avec le titre qu’il donne à ses œuvres, le nom polysémique de polytope (littéralement « plusieurs lieux ») est sujet à interprétation. Tout d’abord, le terme de lieu peut s’interpréter comme « point de l’espace » : les spectacles peuvent être appréciés selon plusieurs points de vues, plusieurs placements, selon la position et les mouvements du spectateur (en particulier pour les Polytopes de Montréal, Persépolis et Mycènes) ; cette préoccupation de l’espace est centrale chez Xenakis et se retrouve dans de nombreuses autres œuvres (voir par exemple le Pavillon Philips, Terretekhtorh ou Persephassa). De plus chaque polytope est un spectacle total : on peut en ce sens connoter topos de l’idée d’« espace sensoriel », tous les sens du spectateur étant sollicités dans une expérience globale. Il est aussi possible d’interpréter la notion de lieux comme celle des disciplines artistiques mobilisées par Xenakis (son, lumière, architecture, philosophie…), assemblages qu’on qualifierait aujourd’hui volontiers de multimédias. Plus largement encore, on peut ajouter au domaine artistique les disciplines scientifiques et les innovations techniques. Il est clair que, de toute la production de Xenakis, les polytopes incarnent et synthétisent le mieux la pensée utopique de l’alliage entre les arts et les sciences qui traverse toute l’œuvre de l’artiste (voir Xenakis, 1979). Enfin, ces lieux sont les nombreuses inspirations qui sont chères à Xenakis, et qui irriguent chacun de ses spectacles : l’antiquité, la nature, le cosmos, les mathématiques, pour n’en citer que quelques-unes.
Plusieurs expériences fondatrices peuvent être vues comme les prémices des polytopes ; nous en mentionnerons trois. La première est l’expérience des manifestations et des combats lors de la Seconde Guerre Mondiale, qui laisseront une impression pérenne sur l’artiste (voir Delalande1997). La seconde est l’organisation par Xenakis d’un concert sur le toit de l’Unité d’habitation de Marseille à la demande de Le Corbusier en 1953, évènement à l’occasion duquel Xenakis avait dispersé différentes stations d’écoute diffusant musique classique, jazz, et musiques extra-européennes, et entre lesquelles les visiteurs pouvaient déambuler librement. La seconde est le Pavillon Philips, dont l’architecture en paraboloïde hyperbolique fut conçue par Xenakis pour héberger un spectacle sonore et visuel. S’il put en introduction au Poème électronique de Varèse composer Concret PH, bref interlude sonore spatialisé sur les voûtes du pavillon, il exprima toutefois des réserves concernant le spectacle visuel proposé par Le Corbusier, qu’il eut voulu plus radical (voir Xenakis, 1959) ; ses polytopes lui donneront quelques années plus tard l’opportunité d’exprimer le plein potentiel de ses idées novatrices.
Le premier polytope répond à une commande pour le pavillon français de l’exposition universelle de Montréal en 1967. Xenakis propose au centre du Pavillon de sept étages une structure de câbles formant des nappes qui rappellent par leur géométrie le Pavillon Philips. Sur les câbles sont fixés 1200 flashes lumineux colorés, qui à intervalle régulier donnent à voir un ballet de lumière préprogrammé, et synchronisé avec une musique orchestrale enregistrée sur bande et spatialisée sur les différents niveaux du pavillon. Ce bref spectacle (quelques minutes à peine) immerge les visiteurs du pavillon : on peut imaginer l’émerveillement de ceux-ci lorsqu’ils traversent cette œuvre cybernétique en se déplaçant entre les étages du bâtiment. Ce projet avant-gardiste pose déjà les jalons d’autres polytopes comme celui de Cluny ou de Beaubourg, dans lequel Xenakis trouvera les conditions pour exprimer toute la force de sa pensée artistique.
Le Polytope de Persepolis eut lieu de nuit le 26 août 1971 durant le festival de Shiraz, en Iran. Le spectacle s’est tenu dans les ruines du palais de Darius, dans lequel différentes stations de diffusion sonore étaient disséminées, faisant chacune entendre les pistes audio dissociées d’une musique de 56 minutes composée pour l’occasion. Les ruines sont éclairées à différents endroits par des feux, tandis que des enfants portant des torches forment des filaments sur le relief environnant et que des lasers et de puissants projecteurs zèbrent le ciel. Les lumières, qui suivent une évolution chorégraphiées selon un scénario défini au préalable, accompagnent la musique pendant toute la performance. Tout comme à Montréal, les spectateurs sont libres de se déplacer à leur gré pour apprécier la performance selon des perspectives changeantes.
Xenakis réunit à Persepolis tous les thèmes qui lui sont chers, de la musique et la lumière, à l’architecture et la nature, dans un marriage des époques et des technologies : l’architecture antique résonne d’une musique d’avant-garde, et les lumières primitives des feux et les torches font écho à celles des projecteurs de DCA et des lasers.
À la demande de Michel Guy, Xenakis conçoit pour la première édition du Festival d’Automne à Paris en 1972 le Polytope de Cluny , qui prend place dans les anciens thermes romains du même nom. Il utilise pour son spectacle un système de diffusion sonore à douze canaux, et pour la lumière 600 flashs blancs formant une voûte céleste abstraite au plafond, ainsi que trois lasers. Ces derniers sont réfléchis par différents réseaux de petits miroirs placés contre les parois et le plafond, et peuvent également être transformés par différents appareils pour créer des balayages ou des figures volumétriques. Les spectateurs, couchés au sol, sont emportés pendant 25 minutes dans un ouragan de son et de lumière.
Pour ce spectacle, Xenakis pousse encore plus loin l’automatisation déjà mise en place pour le Polytope de Montréal. Un dispositif de contrôle est fabriqué, qui consiste en un circuit électronique de commande alimenté par les données d’une bande magnétique digitale. Il pilote ainsi l’ensemble des flashs et des effets lasers, ainsi que la spatialisation du son provenant d’une seconde bande magnétique lue simultanément. Du point de vue de la composition des effets lumineux, Xenakis franchit également une nouvelle étape. Là où les effets étaient pour les spectacles précédents entièrement composés à la main, ils sont pour le Polytope de Cluny générés par des algorithmes exécutés sur un ordinateur IBM. Les différentes séquences de flashs et de lasers sont ensuite assemblées et superposées à la musique pour former la trame finale.
Après une première période d’exploitation en 1972-1973, une seconde version du spectacle est mise au point, qui augmente et améliore les effets lasers dont la partition est réécrite. Cette version sera donnée en 1973-1974. Au total, on estime selon les sources qu’entre 100 000 et 200 000 spectateurs auront assisté au Polytope, qui marquera durablement les esprits et posera les jalons d’un type nouveau de spectacle.
Deux polytopes voient le jour dans l’année 1978 : le Polytope de Mycènes et le Diatope. Le premier marque le retour de Xenakis en Grèce : c’est en effet sa première création sur le sol grec, après l’amnistie obtenue en 1974 mettant fin à vingt-sept ans d’exil. Pour ce spectacle d’une heure et demi, donné entre les 2 et 5 septembre sur le site de la Grèce archaïque de Mycènes, Xenakis voit les choses en grand. Pour l’occasion, il conçoit un programme organisé autour de composition préexistantes reliées par des lectures de Homère, Sophocle et Euripide en grec ancien, et par les interpolations de Mycène alpha, pièce de musique électronique composée sur l’UPIC. Tandis que retentit la musique et les lectures, amplifiées dans toute la vallée, des éclairages illuminent le site archéologique, alors que des processions d’enfants et d’animaux munis de torches parcourent les montagnes surplombantes. Des projecteurs de la DCA sont mobilisés pour illuminer le ciel au dessus du public. Ici comme à Persépolis, les moyens artistiques et techniques sont mis à profit pour faire advenir un spectacle total qui réactive un passé lointain cher à Xenakis, né selon ses propres dires « vingt-cinq siècles trop tard » (Varga1996).
Radicalement différent du Polytope de Mycène, mais pourtant deuxième face d’une même médaille, le Diatope est probablement le plus significatif des polytopes de Xenakis. Pour celui-ci est imaginée une structure démontable rouge formée de paraboloïdes hyperboliques qui ont fait la marque de fabrique architecturale de Xenakis. La tente héberge un dispositif similaire à celui de Cluny (1600 flashs, 4 lasers et 11 haut-parleurs) et propose un spectacle de 45 minutes sur sa musique spatialisée La Légende d’Eer. L’expérience sensorielle est accompagnée d’un livret qui compile différents textes de Xenakis, Pascal, Platon, et d’autres (Xenakis1978). Toutes les facettes de l’oeuvre xenakienne sont ici réunies : architecture, musique, lumière et philosophie. Avec ce spectacle qui réalise, vingt ans plus tard, ce que Xenakis avait rêvé suite à l’expérience du Pavillon Philips, la boucle est bouclée.
Outre les polytopes qui ont pu voir le jour, on peut également relever les traces d’autres projets qui n’ont pu être réalisés faute de volonté politique ou de moyens, certains étant restés des ébauches, d’autre abandonnés à des stades plus avancés. On recense en particulier le projet d’un polytope dans le site archéologique de Teotihuacan au Mexique, abandonné en 1981 faute de financements, ou encore une proposition pharaonique pour un polytope à Athènes en 1985. Mais le projet le plus radical est sans conteste celui ébauché dans un texte utopique intitulé « Le Polytope Mondial », dans lequel l’artiste démiurge rêve de déployer un dispositif à l’échelle planétaire (voire cosmique… voir Xenakis,1979).
Références
Delalande, François. 1997. «Il faut être constamment un immigré»: Entretiens avec Xenakis. Paris:Buchet-Chastel/INA-GRM.
Varga, Bálint András. 1996. Conversations with Iannis Xenakis. London: Faber.
Xenakis, Iannis. 1959. «Notes sur un geste électronique», in Jean Petit (éd.) In Le poème électronique Le Corbusier, edited by Jean Petit, 226-231. Paris: Minuit.
Xenakis, Iannis. 1978. Le Diatope. Paris: Centre Georges Pompidou.
Xenakis, Iannis. 1979. Arts/Sciences Alliages. Tournai: Casterman.
Citer cet article :
CARRÉ, Pierre. 2023. “Polytope.” In A Xenakis Dictionary, edited by Dimitris Exarchos. https://www.iannis-xenakis.org/en/polytope