Agostino Di Scipio – Traduction Pierre Carré
Dans le jargon de la musique électronique et informatique, la synthèse granulaire désigne une vaste gamme de techniques de synthèse et de traitement du son partageant un postulat de base commun : en principe, tout son peut être modélisé par la juxtaposition et l’empilement de grandes quantités de grains, ces derniers étant définis comme des signaux temporels de fréquence et d’amplitude données et d’une durée de l’ordre du centième de seconde. Iannis Xenakis a été l’un des premiers promoteurs de cette approche, dont il a exploré les implications créatives à la fin des années 1950. Il n’a pas lui-même employé le terme de synthèse granulaire (qui sera inventé dans les années 1970 [Roads 1978]), mais l’a défini comme une méthode de synthèse sonore à base de quanta sonores. Il a écrit : “Tout son est une intégration de grains, de particules élémentaires sonores, de quanta sonores” et, par conséquent, tout son peut être modélisé analytiquement et généré électroniquement comme “un assemblage de grains élémentaires suffisamment nombreux et disposés dans le temps d’une façon adéquate” (Xenakis 1963, 61 & 1992, 43). En assemblant – en composant, en fait – des myriades de grains sonores, on peut créer des sonorités intéressantes et complexes.
Cette idée a été imaginée pour la première fois à l’époque de la réalisation d’Analogique B (1959), une œuvre musicale sur bande que Xenakis a finalisée au studio du GRM (Groupe de Recherches Musicales), à Paris, avec des matériaux sonores initialement produits dans le studio d’Hermann Scherchen, à Gravesano (Suisse). Analogique B est finalement devenue la composante sur bande d’Analogique A et B (partition pour 9 cordes et bande, 1958-59). En soi, elle n’était constituée que de textures sonores dont la densité granulaire (nombre moyen de grains par unité de temps) et les plages de fréquences variables étaient réglées selon un plan de composition détaillé (on trouvera des études détaillées et des esquisses analytiques dans Di Scipio 1998 et 2006, ainsi que dans Hagan 2005). Xenakis les appelait “nuages sonores”, une métaphore atmosphérique reprise plus tard par d’autres compositeurs.
Les textures sonores ayant un caractère tactile et rugueux sont très présentes dans la musique orchestrale de Xenakis, et représentent également un trait distinctif de sa musique électroacoustique et informatique (Solomos & Hoffmann 1998 ; Solomos 2015). Une pièce emblématique à cet égard est le petit interlude que Xenakis a élaboré pour être diffusé dans le Pavillon Philips de Le Corbusier et Varèse (Expo 1958, Bruxelles), intitulé par la suite Concret PH, un exemple court mais remarquable de musique concrète, consistant uniquement en des napes de crépitements sonores faites à partir du son de charbons ardents. Le compositeur a réalisé un enregistrement de braises brûlantes, l’a divisé en plusieurs fragments de bande (de l’ordre de quelques secondes) et les a mélangés de diverses manières. Ce faisant, il a fait des techniques de studio classiques (dans le studio DMS de Pierre Arnaud, à Paris) une forme rudimentaire de traitement granulaire, par le découpage et le réarrangement de plusieurs minutes de tranches ou de gouttelettes de son.
Xenakis était sans aucun doute fasciné par les phénomènes sonores naturels (par exemple les chœurs de cigales ou divers événements météorologiques) et d’autres phénomènes (feux d’artifice, bruit des armes sur les champs de bataille, etc.) Toutefois, son objectif n’était pas de nature naturaliste ou mimétique : il s’intéressait aux détails intérieurs, à la dynamique sonore interne de ces événements. Par ailleurs, Xenakis connaissait les recherches de Dennis Gabor, physicien britannico-hongrois qui, dans les années 1940, avait élaboré une “théorie de l’audition” basée sur les quanta acoustiques (Gabor 1947). Il connaissait les travaux de Werner Meyer-Eppler sur les “problèmes statistiques du son” et les “modulations aléatoires” (Meyer-Eppler 1958 & 1959). (Xenakis a entendu Meyer-Eppler donner des conférences à Gravesano à la fin des années 1950. On peut supposer qu’il a entendu parler pour la première fois de la participation de Gabor à l’une des conférences de Meyer-Eppler). Sur ces questions, il a vraisemblablement eu des échanges fructueux avec Abraham Moles, physicien devenu théoricien de l’information et complice de longue date de Pierre Schaeffer au sein du GRM. Le vif intérêt de Xenakis pour les nouvelles représentations du son permises par le concept de quanta et la théorie de l’information témoigne de sa méfiance à l’égard des modèles issus de l’analyse de Fourier classique. Il dénoncera plus tard “l’impasse de l’analyse harmonique” (Xenakis 1992, 243), suggérant qu’elle pourrait être surmontée par des méthodes basées sur les quanta et des modèles stochastiques. Aujourd’hui, l’analyse de Fourier est bien sûr toujours aussi valide ; néanmoins, dans de nombreux domaines de recherche ainsi que dans plusieurs contextes techniques, elle est régulièrement remplacée par des représentations temporelles diverses (analyse en ondelettes ou autres).
Avec les moyens techniques de la fin des années 1950, la réalisation d’Analogique B s’est avérée excessivement compliquée. En théorie, l’effort de Xenakis pourrait être décrit comme une mise en œuvre de la synthèse granulaire avec des moyens analogiques. Il ne s’agissait en réalité même pas de cela, mais d’une sorte d’opération “magnétophonique”, car elle nécessitait l’enregistrement préalable de grains sonores générés électroniquement (d’une durée approximative de 40 msec), ainsi que la copie et la jonction de nombreux segments de bande (de l’ordre de quelques secondes ou dizaines de secondes). Xenakis a conçu un plan de travail astucieux, rendant sa tâche moins compliquée et fastidieuse. Cependant, la réalisation de l’œuvre a dû s’avérer difficile et frustrante, et le résultat final a de toute façon semblé moins intéressant que le compositeur ne l’avait espéré. Face à de telles difficultés, Xenakis a même envisagé de recourir à des moyens informatiques (pour autant que nous le sachions, c’est sans doute la première fois qu’il a envisagé d’utiliser des ordinateurs). Mais le temps n’était pas encore venu. Plus tard, en 1962, lorsqu’il obtiendra l’accès à l’ordinateur central IBM 7090 d’IBM France (pour une heure seulement), ce sera pour réaliser de la musique instrumentale composée par des procédés algorithmiques (Keller & Ferneyhough 2004 ; Grintsch 2009).
La synthèse granulaire devait (re)faire surface une quinzaine d’années plus tard dans le contexte de l’informatique musicale, avec les expériences de Curtis Roads en matière de synthèse sonore numérique à temps différé (Roads 1978). Roads avait assisté aux cours de Xenakis à Bloomington (Université de l’Indiana) en 1972. Deux ans plus tard, il mettait en œuvre son premier système de synthèse granulaire sur ordinateur (avec le langage de compilation Music V de Max Mathews, fonctionnant sur les ordinateurs centraux de l’Université de Californie à San Diego). Au milieu des années 1980, Barry Truax a réalisé sa première implémentation en temps réel (avec un mini-ordinateur PDP couplé à des processeurs de signaux numériques spécialisés) (Truax 1988). D’autres développements, avec une multitude de situations technologiques, se sont fait jour au milieu et à la fin des années 1980, dans les travaux des praticiens de la musique assistée par ordinateur – notamment Horacio Vaggione (en France), Eugenio Giordani (en Italie), et l’auteur (également en Italie). Les progrès de la synthèse granulaire ont été rapidement suivis par des approches de traitement granulaire numérique, c’est-à-dire la transformation granulaire ou la granulation de sons préexistants. Cette dernière a ouvert la voie à des techniques efficaces d’étirement temporel et à des manipulations du signal dans le domaine des fréquences indépendantes des changements dans le domaine temporel. Des approches apparentées sont apparues au fil des décennies – notamment la synthèse FOF (forme d’onde formantique), la synthèse concaténative, la synthèse de particules et diverses méthodes de synthèse de textures sonores (Schwarz 2011) – sans parler de plusieurs outils logiciels, disponibles gratuitement ou dans le commerce. D’une manière ou d’une autre, tous les développements dans le domaine des microsons (présentés dans Roads 2001) ont reconnu le rôle précurseur de Xenakis dans l’histoire des techniques de sons granulaires et des explorations musicales afférentes (Zavagna & Di Scipio 2016).
Toute mise en œuvre de la synthèse granulaire implique deux tâches distinctes mais interdépendantes : l’une consiste à définir les propriétés des grains et l’autre à déterminer comment des myriades de grains sont agencés dans le domaine temps-fréquence (souvent à l’aide de méthodes statistiques et probabilistes). En 1959, alors qu’il réfléchissait à l’impossible recours aux ressources informatiques, Xenakis écrivait qu’il aurait besoin de deux programmes informatiques, l’un définissant les paramètres de la forme d’onde des grains, conformément à la théorie de Gabor, et l’autre façonnant la diffusion probabiliste des grains sonores (Xenakis 1963, 72). En outre, il avait à l’esprit une sorte de stratégie récursive : il a émis l’hypothèse que “des sonorités de deuxième ordre et même de troisième ordre, etc.” WHERE ??? (Xenakis 1963, 122) deviendraient audibles, les processus de niveau supérieur réarrangeant les résultats sonores des processus de niveau inférieur.
Avec les outils dont il disposait, Xenakis n’a pas pu matérialiser cette stratégie à plusieurs niveaux (Di Scipio 1997 & 1998). En fait, ce n’est que dans quelques passages d’Analogique B que le flux de quanta sonores est si dense qu’il coalesce en une sonorité de second ordre : le plus souvent, on peut entendre les unités sonores pour ce qu’elles sont – c’est-à-dire des particules individuelles d’ondes (quasi-)sinusoïdales. Cependant, il semble clair que sa stratégie impliquait une tentative de lier la micro-composition (le terme utilisé par Xenakis pour désigner la synthèse sonore) à la macro-composition (la conception de structures articulées à plus grande échelle), dans la quête d’une intégration compositionnelle plus étroite du son et de la musique.
Après 1959, Xenakis ne reviendra jamais à la synthèse granulaire, même après que les technologies sonores soient devenues plus matures. Pourtant, les questions techniques et les implications compositionnelles abordées pour la première fois lors de la réalisation d’Analogique A et B n’ont jamais été mises de côté, puisque Xenakis les a reformulées d’une manière créative dans ses travaux ultérieurs sur la musique assistée par ordinateur, du début des années 1970 au début des années 1990 (Di Scipio 2009). En effet, son cheminement vers une intégration compositionnelle plus étroite du son et de la musique a culminé au début des années 1990, notamment dans l’approche approfondie de la synthèse musicale automatisée entreprise avec le programme informatique GENDYN (Hoffmann 2002) et la production musicale correspondante (Di Scipio 1998 et 2015) (voir Synthèse stochastique).
En adoptant des modèles acoustiques construit autour du grain et du quanta, Xenakis a clairement poursuivi une plus grande liberté compositionnelle : ceci lui a fourni un modèle de synthèse sonore, compris en fait comme micro-composition. Après tout, le mot grec ancien syn-thèse et le latin cum-ponere sont équivalents. Dans l’œuvre de Xenakis, la synthèse sonore est donc devenue une activité compositionelle cruciale, le domaine dans lequel un compositeur peut créer les moyens nécessaires pour composer du son et de la musique – ou mieux, du son en tant que musique. Il a réussi à composer le processus de synthèse sonore lui-même autant qu’il a composé avec lui.
Réferences
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Di Scipio, Agostino. 2006. “Le nubi di suono ed i loro meccanismi. Uno studio di Analogique A et B”, in Iannis Xenakis. Musicista scienziato architetto (Alessandro Melchiorre, ed.), Edizioni Scuole Civiche di Milano, 2006.
Di Scipio, Agostino. 2009. “The notion of synthesis in Xenakis’s music”, in Iannis Xenakis: Das elektroakustiche Werk (Ralph Paland and Christoph von Blumenröder eds.), Der Apfel Verlag, 2009.
Di Scipio, Agostino. 2015. Agostino Di Scipio, “Stochastics and granular sound in Xenakis’ electroacoustic music”, in Xenakis. La Musique Électroacoustique (Makis Solomos, ed.) L’Harmattan, 2015.
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Hagan, Kerry. 2005. “Genetic analysis of Xenakis’ Analogique B”, in Proceedings of the Electroacoustic Music Studies Network, Montreal, 2005 http://www.ems-network.org/spip.php?article150
Hoffmann, Peter. 2002. “Music Out of Nothing? The Dynamic Stochastic Synthesis: a Rigorous Approach to Algorithmic Composition by Iannis Xenakis”,PhD, Technische Universität Berlin, 2002.
Keller, Damien & Brian Ferneyhough. 2004. “Analysis by Modeling: Xenakis’s ST/10-1 080262”, Journal of New Music Research 33 (2), 2004.
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Roads, Curtis. 1978. “Automated Granular Synthesis of Sound”, Computer Music Journal, 2 (2), 1978.
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Schwarz, Diemo. 2011. “State of the Art in Sound Texture Synthesis”, in Proceedings of the International Conference on Digital Audio Effects (DAFx-11), Paris, 2011. http://recherche.ircam.fr/pub/dafx11/Papers/30_e.pdf
Solomos, Makis, ed. 2015. Iannis Xenakis, la musique électroacoustique. L’Harmattan, 2015.
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Truax, Barry. 1988. “Real-time granular synthesis with a digital signal processing computer”, Computer Music Journal, 12 (2), 1988.
Zavagna, Paolo & Agostino Di Scipio, eds. 2016. Grani sonori e textures sonore. Special issue of Musica / Tecnologia, vol.10, 2016 https://oajournals.fupress.net/index.php/mt/issue/view/284
Xenakis, Iannis. 1963. Musiques formelles. Special issue of La revue musicale, 253/254, 1963.
Xenakis, Iannis. 1992. Formalized Music. Thought and Mathematics in Music, Pendragon Press, 1992. Revised and expanded revision of Formalized Music. Thought and Mathematics in Music, Indiana University Press, 1971.
Citer cet article :
DI SCIPIO, Agostino. 2023. “Granular Synthesis.” In A Xenakis Dictionary, edited by Dimitris Exarchos. https://www.iannis-xenakis.org/en/granular-synthesis